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Yew, l'Île Enchantée - 9

Le Dragon Royal de Spor

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« Bon, maintenant, » dit Terribus en lançant un regard sinistre au Prince, « je dois trouver un autre moyen de disposer de vous. »

Il secoua sa tête écarlate un moment en réfléchissant, puis il se tourna vers ses domestiques.

« Que l'on fasse venir le Lutteur ! » cria-t-il aussi fort que lui permettait sa douce voix.

Aussitôt, un grand homme noir* sortit de la foule et ôta la robe qui le recouvrait, révélant un corps massif revêtu d'un simple pagne en fils d'argent.

« Brise leur les os ! » lui ordonna Terribus.

« Votre Majesté, je vous prie de ne pas m'obliger à le toucher, » dit le Prince Merveille en frissonnant, « car sa peau est grasse et je vais me salir les mains. Nerle ! » continua-t-il en se tournant vers son écuyer, « chargez vous donc de cet homme et épargnez moi ce désagrément. » 

Nerle se mit à rire de bon cœur, l'homme noir était solidement bâti, et comparé à Nerle et au Prince, qui avaient la taille moyenne des garçons de leur âge, c'était un véritable géant. Néanmoins, Nerle n'hésita pas une seconde à sauter sur le Lutteur, qui d'un léger mouvement l'envoya s'écraser sur le pavé.

Le jeune garçon était complètement meurtri par cette chute, et alors qu'il se remettait péniblement debout, il sentit une grosse bosse se former derrière son oreille gauche, à l'endroit de sa tête qui avait percuté le sol. Il était tellement étourdi que la pièce semblait tournoyer autour de lui, mais avec un petit rire joyeux, il dit au Prince :

« Merci beaucoup, mon maitre ! Cette chute m'a délicieusement fait souffrir. J'en ai presque envie de pleurer... de joie, bien sûr ! »

« Bon, » répondit le Prince en soupirant, « je sens que je vais devoir me salir les mains malgré tout. » En effet, le corps de l'homme noir était recouvert de graisse pour lui permettre de mieux échapper aux prises de ses adversaires.

Merveille fit un bond et saisit fermement le Lutteur par la taille. L'instant d'après, à la stupeur générale, l'homme vola dans les airs, passa à travers une des fenêtres hautes et disparut.

L'attention du Roi et de son peuple se concentrèrent à nouveau sur le Prince, qui s'essuyait soigneusement les mains avec un mouchoir de soie.

En voyant cela, une jolie jeune fille, qui se tenait près du trône, se mit à rire aux éclats, ce qui mit le Roi Terribus très en colère.

« Viens là, toi ! » ordonna-t-il sévèrement, la jeune fille fit un pas en avant, son visage était devenu blême, tandis que des larmes naissantes tremblotaient entre ses cils. « Tu as osé rire de l'humiliation de ton Roi, », lui dit Terribus, son horrible face plus cramoisie que jamais,  « comme punition, je t'ordonne de boire à la coupe empoisonnée. »

Aussitôt, un nain arriva, portant une magnifique coupe en or dans ses mains crochues.

« Bois ! » ordonna-t-il, avec un sourire mauvais.

La jeune fille savait très bien que cette coupe contenait un poison mortel, une goutte sur sa langue suffirait à causer sa mort, c'est pourquoi elle hésitait, tremblant et sanglotant à la perspective d'une telle épreuve.

Le Prince Merveille la regarda avec compassion, il vint promptement se placer à côté d'elle et il prit sa main dans la sienne.

« Buvez, maintenant ! » dit il en lui souriant, « le poison ne vous causera aucun mal. »

Elle but docilement, tandis que le nain laissait échapper un horrible ricanement et que le roi l'observait avec attention, s'attendant à la voir tomber morte à ses pieds. Mais au lieu de cela, la jeune fille resta debout, serrant la main de Merveille et le regardant d'un air reconnaissant.

« Vous êtes une créature magique ! » mirmura-t-elle si bas que nul ne put l'entendre, « je savais que vous me sauveriez. »

« Gardez mon secret. » répondit doucement le Prince, puis, toujours en lui tenant la main, il la ramena à sa place.

Le Roi Terribus était fou de rage, son nez d'éléphant se balançait en se tortillant d'affreuse manière.

« Vous avez le culot de me contrarier ! » cria-t-il, « eh bien, nous allons voir qui de nous deux est le plus puissant. J'ai décrété votre mort et vous mourrez ! »

En réfléchissant, il parcourut l'assistance un moment de son œil, puis soudain, il s'écria :

« Hélà ! Gardiens de la ménagerie royale, ici ! »

Trois hommes entrèrent dans la salle et s'inclinèrent devant lui. C'étaient trois Hommes Gris des montagnes, ceux là-même qui avaient suivi le Prince Merveille et Nerle à travers les passes rocheuses.

« Amenez céans le Dragon Royal, » ordonna le Roi, « qu'il consume ces étrangers sous mes yeux. »

Les hommes se retirèrent et peu après, on entendit un hurlement lointain, suivi de grondements, de rugissements, de cris divers et d'un sifflement semblable à celui d'une bouilloire.

Le bruit et les hurlements se rapprochèrent, tandis que les courtisans se serraient les uns contre les autres comme des moutons terrifiés, puis subitement, les portes s'ouvrirent et le Dragon Royal s'avança au centre de la pièce.

Ce dragon était à la fois la fierté et la terreur du Royaume de Spor ; il était long d'au moins une dizaine de mètres, couvert de grandes écailles vertes serties de diamands, ce qui le faisait scintiller quand il bougeait.

Ses yeux avaient la taille de deux plats à tartes, et sa gueule, quand elle était grand-ouverte, avait celle d'une baignoire, de plus, il y avait une boule en or au bout de sa longue queue, comme on en voit à l'extrêmité des hampes de drapeaux.

Ses pattes, qui étaient aussi grosses que des pattes d'éléphants, étaient couvertes d'écailles serties de rubis et d'émeraudes, il avait de grandes oreilles monstrueuses et deux cornes d'ivoire sculpté, ses dents étaient aussi sculptées dans des formes variées et fantastiques, comme des châteaux, des têtes de chevaux, des hippogriffes et autres chimères, si l'une d'elles se fût cassée, elle eût fait un excellent manche de parapluie.

Le Dragon Royal de Spor s'avança dans la salle du trône assez maladroitement, en grognant et en geignant à chaque pas, ses oreilles flottant telles  deux couvertures accrochées à des fils.

Le roi le regarda en se renfrognant.

« Pourquoi ne craches tu ni feu ni de souffre ? » demanda-t-il d'un ton irrité.

« J'ai été pris dans une tempête la nuit dernière, » répondit le Dragon, en se frottant derrière l'oreille avec sa patte avant gauche, puis il s'arrêta et regarda le Roi, «  le vent a éteint ma flamme.» ajouta-t-il.

« Alors, pourquoi ne l'avez vous pas rallumée ? » demanda Terribus en s'adressant aux gardiens.

« Nous... nous n'avions plus d'allumettes, votre Majesté ! » balbutia l'un des Hommes Gris en tremblant.

« Vous... hé ! » le Roi s'apprêtait à ordonner de faire décapiter les gardiens, mais il s'était arrêté avec un cri de surprise quand Nerle, qui avait sorti une boîte d'allumettes de sa poche, en avait allumé une qu'il approcha de la gueule du Dragon, alors son souffle reprit feu aussitôt et il se mit à cracher des flammes d'un mètre de long.

« Voila qui est mieux, » dit le Dragon avec un soupir de soulagement, « j'espère que votre Majesté est satisfaite, maintenant. »

« Non, je ne suis pas satisfait ! » déclara le Roi Terribus, « pourquoi n'agites tu pas la queue ? »

« Je ne peux pas ! » répondit le Dragon, « elle est raidie par les rhumatismes, à cause de l'humidité de ma caverne, çà fait trop mal quand je la fais bouger. »

« Alors grince des dents ! » ordonna le Roi.

« Ah non ! » répondit le Dragon, « je ne peux pas non plus, depuis que vous les avez si joliment fait sculpter, mes dents me font horriblement mal si je les fais grincer. »

« Alors, à quoi es tu bon ? » s'écria le Roi, furieux.

« N'ai-je pas l'air horrible ? Mon aspect n'est il pas terrifiant ? » demanda fièrement le Dragon en soufflant des flammes rouges et jaunes en forme de cercles qu'il faisait tourner autour de ses cornes,  « je crois que je n'ai pas à me forcer pour faire peur à n'importe qui. » ajouta-t-il en clignant un de ses yeux de la taille d'un plat à tarte à l'attention du Roi Terribus.

Le Roi dut en convenir, il avait vraimet l'air effrayant, alors sa colère se calma, et de son habituelle voix douce, il dit :

« Je t'ai fait venir pour détruire ces deux étrangers. »

« Comment ? » demanda le Dragon en examinant attentivement le Prince Merveille et Nerle.

« Je n'ai pas de préférence, » répondit le Roi,  « tu peux les consumer avec ton souffle brûlant, les écrabouiller avec la boule en or de ta queue, les réduire en miettes avec tes dents, ou les déchirer en morceaux avec tes griffes. seulement, dépêche toi, on n'a pas que çà à faire ! »

« Mmmh ! » fit le Dragon en réfléchissant, car apparemment, cette tâche ne l'emballait guère, « celui-ci, ce n'est pas Saint George**, j'espère ? » demanda-t-il.

« Mais non, voyons ! » s'exclama le Roi, passablement exaspéré, « c'est le Prince Merveille. Allez, finissons en le plus vite possible ! »

« Prince Merveille... Prince Merveille... » répéta le Dragon, « il n'y a aucun prince au monde qui s'appelle Merveille ! Je m'y connais bien en histoire des familles royales, savez-vous, j'ai bien peur qu'il ne s'agisse de Saint George déguisé. »

« Vous vous appelez bien Prince Merveille ? » demanda le roi, en se tournant vers l'étranger d'allure juvénile.

« En effet. » répondit Merveille.

« C'est étrange, je n'ai jamais entendu parler de vous, » insista le Dragon, « mais qu'importe, pouvez vous me dire la manière dont vous préférez être tué, s'il vous plait ? »

« Oh, je ne compte pas du tout être tué. » répondit le prince en riant.

« Vous avez entendu, Terribus ? » lança le Dragon en se tournant vers le Roi, « il dit qu'il ne compte pas être tué. »

« Eh bien moi, je te dis qu'il le sera ! » s'écria Terribus, « j'ai décrété sa mort. »

« Vous croyez que je vais tuer un homme contre sa volonté ? » demanda le Dragon d'un ton de reproche, « un si petit homme en plus ! Me prenez vous pour un vulgaire meurtrier ? »

« Vas- tu m'obéir, à la fin ? » rugit le Roi.

« Je ne vous obéirai certainement pas, et je ne reviendrai pas là dessus ! » rétorqua sèchement le Dragon, « en plus, il est l'heure de prendre mon sirop pour la toux, si vous n'avez rien d'autre à me dire, je vais retourner dans ma caverne. »

« Vas-t'en ! Vas-t'en ! » cria le Roi en tapant du pied par terre, « tu n'es qu'un bon à rien ! Tu n'es qu'un couard ! Un traître ! Un ... un ... un ... »

« Je suis un Dragon, mais je n'en suis pas moins gentilhomme ! » répondit fièrement le monstre, tandis que le Roi cherchait ses mots, « et je sais très bien ce qu'il convient ou non de faire pour un dragon. J'ai appris la sagesse auprès de mon père, qui a eu maille à partir avec Saint George, et si je combattais cette personne qui se fait appeller Prince Merveille, je mériterais d'être la victime de votre Tueur d'Imbéciles. Je connais mon affaire, Roi Terribus, et si vous connaissiez la votre, il y a longtemps que vous auriez trouvé le moyen de vous débarrasser de ce soit-disant Prince ! »

Sur ces mots, il adressa un clin-d'œil au Prince Merveille, se retourna avec dignité et rampa hors de la salle. Son souffle mit le feu à la robe d'un des gardiens qui eut du mal à l'éteindre, et en remuant sa grande queue, la boule en or qui se trouvait au bout vint frapper la mâchoire d'un géant, qui se mit à trépigner en hurlant de douleur.

Mis à part ces incidents mineurs, le monstre parvint à quitter la Salle du Trône sans provoquer trop de désordre, et tout le monde, y compris le Roi, fut soulagé de son départ.

*Dans la version originale : "blackamoor", ce qui, en anglais assez archaïque, signifie "nègre". Même si Baum, comme la plupart de ses contemporains, n'utilisait pas ce genre de terme de manière forcément malveillante, j'ai préféré traduire par "homme noir", aussi bien par décence que par respect envers les personnes noires de mon lectorat.

**Voir la page Wikipédia sur Saint George

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