Contes de Fées Américains - 3
La reine de Quox
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Un jour, un roi mourut, comme cela arrive à tous les mortels. D'ailleurs, il était grand temps ; il avait mené une vie tellement dissolue que ses sujets allaient volontiers se passer de lui.
Bien que son père lui eût légué de l'argent et des bijoux en abondance, le défunt roi avait tout dépensé jusqu'au moindre penny dans la débauche. Il avait alors taxé ses sujets jusqu'à ce que la plupart deviennnent indigents, et cet argent servit à encore plus de débauche. Puis il avait vendu le mobilier du palais, ainsi que la vaisselle en or et en argent, les luxueux tapis et tentures, et même sa propre garde-robe, ne gardant qu'un manteau d'hermine rongée de mites pour cacher ses vêtements élimés, il avait ainsi pu continuer à se livrer à la débauche.
Ne me demandez pas en quoi consiste la débauche, tout ce que je sais, d'après ce que l'on m'a dit, c'est que c'est un excellent moyen de se débarrasser de son argent, et ce roi prodigue l'avait trouvé.
Il avait ensuite retiré tous les joyaux de sa couronne royale et de son sceptre qu'il avait vendu pour ses dépenses, mais il était arrivé au bout de ses ressources, il ne pouvait pas vendre la couronne, car seul le roi avait le droit de la porter, il ne pouvait pas non plus vendre le palais, car seul le roi avait le droit d'y vivre.
Finalement, il se retrouva dans un palais vide, avec juste un grand lit d'acajou qu'il avait gardé pour dormir, un petit tabouret qui lui servait pour s'asseoir quand il retirait ses chaussures et le manteau d'hermine rongé par les mites.
Il en était réduit à emprunter quelques sous à son conseiller en chef pour s'acheter un sandwich au jambon. Et des sous, le conseiller en chef n'en avait plus beaucoup, ce n'était pas étonnant pour quelqu'un qui avait si mal conseillé son roi.
N'ayant plus rien pour vivre, le roi mourut soudainement, laissant à son fils âgé de dix ans un royaume démantelé, un manteau d'hermine mangé par les mites et une couronne dépouillée de ses joyaux .
Tout le monde plaignait l'enfant, on n'avait pas tellement pensé à lui jusqu'à ce qu'à maintenant. D'un seul coup, il était devenu le personnage le plus important, les politiciens et les parasites de toutes sortes se réunirent avec le conseiller en chef du royaume pour décider que faire de lui.
Ces gens avaient aidé le précédent roi dans ses débauches tant qu'il y avait eu de l'argent, mais à présent, ils étaient pauvres et trop fiers pour travailler. Ils réfléchissaient à un moyen de remplir la trésorerie du petit roi, où ils pourraient ensuite se servir à volonté.
Quand la réunion fut terminée, le conseiller en chef vint voir l'enfant qui jouait à la toupie dans la cour et lui dit :
"Votre majesté, nous avons trouvé le moyen pour que votre royaume redevienne prospère".
"Très bien", répondit sa majesté d'un air indifférent, "comment allez vous faire ?"
"Nous allons vous marier à une dame très riche." répondit le conseiller.
"Me marier !" s'écria le roi, "mais je n'ai que dix ans !"
"Je sais bien et c'est regrettable, mais votre majesté va grandir, les affaires du royaume exigent que vous épousiez une dame."
"Je pourrais pas plutôt épouser une maman ?" demanda le pauvre petit roi, qui avait perdu sa mère étant bébé.
"Certainement pas," répliqua le conseiller, "épouser une maman serait malvenu, épouser une dame serait plus approprié."
"Vous pouvez pas l'épouser vous même ?" demanda l'enfant en lançant sa toupie sur les pieds de l'homme, qui fit de grands bonds pour l'éviter, et celà l'amusa beaucoup.
"Laissez moi vous expliquer la situation," dit le conseiller, "vous n'avez plus un sou, mais vous avez toujours votre royaume. Beaucoup de femmes riches seraient ravies de céder leur fortune pour devenir reine, même si le roi n'est qu'un enfant. Nous avons donc proclamé que celle qui offrirait le plus deviendrait reine de Quok."
"S'il faut me marier," dit le roi après un moment de réflexion, "je préfère épouser Nyana, la fille de l'armurier."
"Elle est rop pauvre." répondit le conseiller.
"Ses dents sont des perles, ses yeux des améthystes, et ses cheveux de l'or." déclara le petit roi.
"Certes, votre majesté, seulement, les richesses de votre épouse doivent pouvoir être utilisées. À quoi ressemblerait Nanya une fois qu'on lui aurait retiré ses dents de perles, ses yeux d'améthystes et rasé sa chevelure d'or ?"
L'enfant frémit.
"Faites comme vous voulez," dit il d'un air résigné, "seulement, il faut que la dame soit mignonne et une bonne compagne de jeu."
"Nous ferons de notre mieux." répondit le conseiller en chef, puis il envoya des messagers dans les royaumes voisins annoncer que l'enfant roi de Quok cherchait une épouse.
Il y avait tellement de candidates au mariage qu'il fut décidé que le petit roi fut mis aux enchères, afin de sélectionner la plus offrante. Le jour venu, les dames de tous les royaumes voisins comme Bilkon, la Mulgravie, Jumkum et même de la lointaine république de Macvelt se réunirent au palais.
Le conseiller en chef arriva tôt ce matin là, il fit se débarbouiller et se peigner le roi, puis il rembourra l'intérieur de la couronne avec des vieux journaux pour l'ajuster à sa petite tête.
Comme tous les enfants, fussent ils rois ou indigents, sa majesté avait sali et déchiré ses vêtements, il n'était dès lors plus présentable, et il n'y avait plus d'argent pour acheter d'autres habits. Le conseiller s'empressa d'envelopper le roi dans la vieille robe d'hermine et le fit asseoir sur un tabouret, juste au centre de la salle d'audience.
Autour de lui se tenaient tous les courtisans, les politiciens et autres parasites du royaume, tous trop fiers ou trop paresseux pour gagner leur vie en travaillant, et leur nombre était assez impressionnant.
Puis on ouvrit les portes de la salle d'audience, et les riches aspirantes reines de Quok se ruèrent à l'intérieur. Le roi les regarda avec inquiétude, constatant qu'elles étaient toutes en âge d'être sa grand-mère, et laides au point d'effrayer les corbeaux dans les champs royaux. Il en éprouva un profond dégoût.
Les dames fortunées, de leur côté, ne jetèrent pas un regard sur le pauvre petit roi recroquevillé sur son tabouret. Elles s'étaient toutes rassemblées autour du conseiller en chef, qui avait plutôt l'air d'un commissaire priseur.
"Combien offrez vous pour être couronnée reine de Quok ?" criait il à la ronde.
"Où est la couronne ?" s'enquit une vieille dame décrépie, qui venait d'enterrer son neuvième mari et possédait une énorme fortune.
"Il n'y en a pas encore," expliqua le conseiller en chef, "mais la plus offrante aura le droit d'en acheter une pour la porter."
"Bien," dit la vieille dame desséchée, puis elle ajouta : "j'offre quatorze dollars."
"Quatorze mille dollars !" renchérit une vieille dame décrépie, grande et maigre, avec une peau ridée comme une pomme cuite se dit le roi.
Les enchères se mirent à monter de plus en plus vite et les courtisans, accablés par la pauvreté, se réjouirent quand les sommes proposées atteignirent plusieurs millions.
"En fin de compte, il va nous rapporter une véritable fortune," dit l'un d'eux à son voisin, "alors nous aurons le plaisir de l'aider à la dépenser."
Le roi commençait à s'inquiéter ; toutes les femmes encore assez belles et qui semblaient gentilles avaient abandonné les enchères, çà devenait trop cher pour elles, quant à la vieille toute ridée et décrépie, elle était plus déterminée que jamais à épouser le petit garçon et devenir reine, quel qu'en fut le prix. La harpie s'agitait tellement que sa perruque avait basculé de travers et son dentier lui sortait de la bouche, ce qui horrifia le roi, et elle n'avait pas l'intention de renoncer.
Le conseiller en chef mit fin aux enchères et annonça :
"Adjugé à Mary Ann Brodjinsky de la Porkus pour trois millions neuf cent mille six cent vingt quatre dollars et seize cents !"
La vieille toute ridée et décrépie paya l'intégralité de la somme en liquide sur le champ, ce qui prouve qu'il s'agit bien d'un conte de fées.
Le roi se sentit si accablé à l'idée d'épouser cette hideuse créature qu'il se mit à sangloter. La femme se mit à le gifler énergiquement, mais le conseiller la dissuada de corriger son futur époux en public en lui disant :
"Vous n'êtes pas encore mariés, attendez demain, après les noces, vous pourrez le malmener comme bon vous semble. Pour l'instant, il vaut mieux que les gens croient qu'il s'agit d'une histoire d'amour."
Le pauvre roi ne parvint pas à s'endormir ce soir là, tant il avait peur de sa future femme. Il ne pouvait s'empêcher de penser à la fille de l'armurier, il aurait préféré l'épouser, elle qui avait son âge. Il se retourna encore et encore sur son vieux matelas, jusqu'à ce que le clair de lune traverse la fenêtre pour former un tapis de lumière sur le sol. Finalement, en se retournant pour la énième fois, sa main toucha un mécanisme secret à la tête du grand lit d'acajou, un panneau s'ouvrit alors en haut du baldaquin avec un bruit sec.
Intrigué, le roi se mit sur la pointe des pieds, plongea la main à l'intérieur du compartiment, il en sortit une liasse de papiers reliées ensemble comme les pages d'un livre, et sur la première était écrit :
Quand le roi a des problèmes
Que cette feuille il plie en deux
Et qu'il y mette le feu
Pour obtenir ce qu'il veut.
Ce n'était pas de la bonne poésie, mais une fois qu'il eut lu ces mots à la lumière de la lune, il fut rempli de joie.
"Çà, c'est sûr, j'ai des problèmes," se dit il, "je vais en brûler une tout de suite, je verrai bien ce qui arrive."
Il arracha la première feuille et remit les autres dans le compartiment secret. Puis il plia la feuille de papier en deux, la plaça sur un tabouret, craqua une alumette et y mit le feu.
Assis sur le bord de son lit, le roi observa attentivement ce qui se passait. Le petit papier produisait une drôle de bouillie en se consumant, quand la fumée se fut dissipée, à sa grande surprise, il vit un petit homme rondouillard assis sur le tabouret, les bras et les jambes croisées, il regardait calmement le petit garçon en fumant un pipe de bruyère noire.
"Me voici." dit il.
"Je vois bien," répondit le petit roi, "comment êtes vous arrivé ici ?"
"Vous avez bien brûlé le papier ?" demanda le petit homme rondouillard en matière de réponse.
"En effet." confirma le roi.
"Alors vous avez des problèmes, et je suis là pour les résoudre. Je suis le Serviteur du Lit Royal."
"Ah !" fit le roi, "je ne savais pas que çà existait."
"Votre père non plus, sinon, il n'aurait pas fait la bêtise de vendre tous ses biens. D'ailleurs, vous avez de la chance qu'il n'ait pas vendu ce lit. Bon, que souhaiteriez vous ?"
"Je ne sais pas," répondit le roi, "en tous cas, je sais que je ne souhaite pas épouser cette affreuse vieille femme."
"C'est facile," dit le Serviteur du Lit Royal, "tout ce qu'il faut faire, c'est lui rembourser l'argent qu'elle a donné au conseiller en chef et annuler l'accord. Ne craignez rien, vous êtes le roi, votre parole fait loi."
"Certes," dit sa majesté, "mais j'ai terriblement besoin d'argent, de quoi vais je vivre si le conseiller en chef rembourse ses millions à Mary Ann Brodjinski ?"
"C'est facile," répéta l'homme en plongeant la main dans sa poche, il en sortit une vieille bourse en cuir qu'il lança au roi, "prenez," dit il, "avec çà, vous serez toujours riche, car vous pourrez en sortir autant de pièces de vingt cinq cents que vous voulez, mais une seule à la fois, et à chaque fois une autre apparaîtra instantanément."
"Merci," lui dit le roi avec gratitude, "vous me rendez un grand service, car maintenant je peux subvenir à mes besoins sans être obligé d'épouser quiconque, merci mille fois !"
"Bah, ce n'est rien," répondit le petit homme, puis il tira doucement sur sa pipe, observa les volutes de fumées tournoyer dans le clair de lune et ajouta "avez vous besoin d'autre chose ?"
"Pas pour l'instant." répondit le roi.
"Alors refermez soigneusement ce compartiment secret," lui dit l'homme, "les autres feuilles pourraient vous être utiles un jour."
Le petit garçon se remit debout sur le lit et referma le panneau pour que personne ne le remarque. Quand il se retourna vers son visiteur, celui ci avait disparu.
"Je m'y attendais," se dit il, "mais j'aurais bien aimé lui dire au revoir."
Le cœur léger, avec un sentiment de délivrance, le roi mit la bourse sous son oreiller, puis il se recoucha et dormit sereinement jusqu'au matin.
Il se leva en même temps que le soleil, une fois qu'il eut fait sa toilette et pris son petit déjeuner, il convoqua le conseiller en chef sans tarder.
Quand il arriva, l'éminent personnage avait l'air maussade, mais le petit garçon était tellement heureux de ce qui lui était arrivé cette nuit qu'il ne le remarqua pas. Il lui dit :
"J'ai décidé de n'épouser personne, car je viens d'acquérir ma propre fortune. Je vous ordonne donc de rembourser cette femme de tout l'argent qu'elle vous avait donné pour devenir reine de Quok. Et surtout, déclarez publiquement que les noces n'auront pas lieu."
Manifestement, le jeune roi avait décidé d'user de son autorité. Le conseiller tremblait comme une feuille, il avait l'air de se sentir tellement mal que sa majesté lui demanda :
"Eh bien, que vous arrive-t-il ?"
"Sire," répondit le misérable d'une voix tremblante, "je ne peux pas rembourser cette femme, j'ai perdu l'argent !"
"Perdu !" s'écria le roi, à la fois abasourdi et furieux.
"Exactement, votre majesté, en revenant des enchères hier soir, je me suis arrêté pour acheter des pastilles, j'avais mal à la gorge à force de parler - votre majesté conviendra que c'est grâce à mon éloquence que la femme a payé une telle somme - eh bien, en allant à la pharmacie, j'ai fort imprudemment laissé l'argent sur le siège de ma cariole, et quand je suis revenu, il n'y était plus, quelqu'un l'a volé."
"Avez vous appelé la police ?" demanda le roi.
"Oui, ils étaient dans la rue voisine, ils m'ont promis de chercher le voleur, mais je doute qu'ils le retrouvent."
Le roi soupira.
"Qu'allons nous faire ?" demanda-t-il.
"Je crains que vous ne deviez épouser Mary Ann Brodjinski," répondit il, "à moins que vous ne donniez l'ordre de la décapiter."
"Non, çà ne serait pas bien," protesta le roi, "il ne faut pas lui faire de mal, nous devons absolument la rembourser, il n'est pas question que je l'épouse."
"Vous croyez que votre nouvelle fortune suffira ?" demanda le conseiller.
"Ma foi, oui," répondit le roi en réfléchissant, "mais çà prendra du temps, d'ailleurs, vous vous en chargerez, faites venir la femme."
"Le conseiller alla chercher Mary Ann, quand il lui appris qu'elle n'allait pas devenir reine et serait remboursée de son argent, elle entra dans une violente colère, elle le gifla si fort que ses joues le brûlaient encore une heure après. Elle le suivit néanmoins jusqu'à la salle d'audience, où elle exigea à grands cris qu'on lui rende son argent avec les intérêts.
"Le conseiller a perdu votre argent," lui dit l'enfant roi, "mais il vous le rendra jusqu'au dernier penny sur ma bourse personnelle. Cependant, je crains que vous ne deviez l'accepter en petite monnaie."
"Çà n'a pas d'importance," dit elle, en jetant un regard noir au conseiller, comme si elle avait envie de le gifler à nouveau, "je me fiche que ce soit en petite monnaie, du moment que je récupère chaque penny de ce qui m'appartient avec les intérêts. Où est l'argent ?"
"Ici," répondit le roi, en tendant la bourse de cuir au conseiller, "rien que des pièces de vingt cinq cents, on ne peut en sortir qu'une à la fois, mais il y en aura largement assez pour satisfaire vos exigences."
Comme il n'y avait pas de chaises, le conseiller s'assit par terre dans un coin et se mit à compter les pièces de vingt cinq cents qu'il sortait une par une de la bourse, la vieille femme, qui s'était assise en face de lui, les lui arrachait des mains au fur et à mesure.
C'était plutôt une grosse somme ; trois millions neuf cent mille six cent vingt quatre dollars et seize cents, déjà, il en fallait du temps pour sortir rien qu'un dollar, alors vous imaginez pour le reste.
L'enfant les laissa compter et se rendit à l'école. Il revint voir le conseiller à plusieurs occasions pour qu'il lui sorte de quoi régner correctement, ce qui retardait à chaque fois le décompte du remboursement, mais comme c'était parti pour être long de toute manière, cela importait peu.
Le roi grandit, devint adulte et finit par épouser la fille de l'armurier, ils ont maintenant deux adorables enfants. De temps en temps, ils se rendent en famille à la salle d'audience pour regarder le vieux conseiller sortir les pièces de vingt cinq cents une par une de la bourse, tandis la vieille femme, plus ridée et décrépie que jamais, les compte méticuleusement de peur de se faire rouler.
Trois millions neuf cent mille six cent vingt quatre dollars et seize cents, çà représente pas mal de pièces de vingt cinq cents.
C'est ainsi que fut puni le conseiller pour avoir été si négligent avec l'argent qui lui avait été confié. Quant à Mary Ann Brodjinsky de la Porkus, elle était également punie pour avoir voulu devenir la reine de Quok en épousant un enfant de dix ans.
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