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Contes de Fées Américains - 10

Le mannequin vivant

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Tanko mankie

Dans tous les pays enchantés, il n'y a pas plus espiègle que Tanko-Mankie le ryl jaune1. Cet après-midi là, il vola à travers la ville, invisible aux yeux des mortels, tandis qu'il voyait tout. Dans la vitrine du grand magasin de Monsieur Floman, il aperçut une femme de cire qui se tenait immobile.

Elle portait des vêtements magnifiques, et à son bras était accroché une pancarte disant : Promotion exceptionnelle ! Robe de luxe (importée de Paris) 19,98 dollars au lieu de 20.

Cette annonce avait attiré une foule de femmes devant la vitrine, elle regardaient la dame de cire d'un œil critique.

Tanko-Mankie poussa son petit rire gargouillant toujours annonciateur de bêtises, alors il se mit à voler autour du mannequin et souffla par deux fois sur son front

Dès cet instant, la créature se mit à vivre, cette étrange sensation la rendit si confuse qu'elle resta immobile comme si de rien n'était, brandissant toujours sa pancarte en regardant bêtement les femmes rassemblées dehors.

Le ryl poussa un autre petit rire et s'envola au loin. N'importe qui d'autre que Tanko-Mankie serait resté pour protéger la demoiselle de cire des problèmes qui la guettaient, mais ce méchant petit elfe trouvait plus drôle de la laisser se débrouiller toute seule dans ce monde froid et égoïste.

Heureusement, il était presque dix huit heure quand le mannequin réalisa qu'elle vivait, avant même d'avoir rassemblé ses esprits et décidé ce qu'elle allait faire, un homme arriva qui baissa le rideau sur les vitrines, la dissimulant aux yeux des badauts.

Puis les vendeuses, les caissières et les chefs de rayons retournèrent chez eux et le magasin fut fermé pour la nuit, ne restaient plus que les femmes de ménage qui lavaient le sol pour le lendemain.

La vitrine de la dame de cire était aménagée comme une pièce miniature, avec une petite porte à sa gauche qui permettait à l'étalagiste de rentrer et sortir. Aussi, alors que personne ne la remarquait, elle jeta la pancarte par terre et s'assit sur une pile de soieries pour réfléchir à sa nouvelle condition, se demandant qui elle était, où elle se trouvait et comment elle était devenue vivante.

Vous devez comprendre, cher lecteur, qu'en dépit de ses vêtements luxueux, de ses joues roses et de sa longue chevelure blonde, cette demoiselle n'était en réalité qu'un enfant, pas plus âgée qu'un bébé venant de naître. Tout ce qu'elle connaissait du monde se limitait à ce qu'elle en avait vu jusque là depuis sa vitrine, en particulier les femmes qui s'attroupaient chaque jour devant elle, de l'autre côté des carreaux, et qui passaient leur temps à critiquer la coupe de sa robe ou faire des remarques sur son style.

Elle avait du mal à penser, son esprit fonctionnait lentement. Néanmoins, elle était décidée à quitter cette vitrine, où elle se faisait observer à longueur de journée par des personnes moins élégantes qu'elle.

Le temps qu'elle se fasse cette réflexion, il était passé minuit, le grand magasin désert était légèrement éclairé par des veilleuses, alors elle sortit par la porte de la vitrine et se mit à marcher entre les rayons, s'arrêtant de temps à autre pour examiner les articles luxueux disposés sur les étagères.

En arrivant devant la vitrine où étaient exposés les chapeaux, elle se souvint en avoir vu de semblables sur la tête des femmes dans la rue. Elle en choisit un qui lui plaisait et le posa délicatement sur ses boucles blondes. Je ne sais ce  qui la poussa à se regarder dans un miroir pour vérifier qu'il était bien ajusté, il n'allait pas très bien avec sa robe, mais la pauvre créature était encore trop jeune pour harmoniser les couleurs. 

En arrivant au rayon des gants, elle se rappela que les femmes du dehors en portaient, elle en prit une paire et tenta de les enfiler sur ses doigts raides couverts de cire, mais ils étaient trop petits et se déchiraient. Elle passa plusieurs heures à essayer d'autres paires, puis elle finit par en trouver une brodée de pois verts qui lui allait.

Elle se choisit ensuite un parasol parmi les nombreux qui étaient exposés au fond du magasin, elle ignorait complètement à quoi çà servait, mais comme les autres femmes en portaient, il lui en fallait un aussi.

Elle se regarda une nouvelle fois dans le miroir et décida qu'elle était parfaitement équipée, ses yeux inexpérimentés ne percevaient pas la différence entre les les femmes du dehors et elle. Elle essaya ensuite de sortir du magasin, mais toutes les portes étaient verrouillées.

La dame de cire n'était pas pressée, elle avait acquis de la patience pendant son existence passée, être vivante et porter de si beaux vêtements suffisaient à la satisfaire. Alors elle s'assit sur un tabouret et attendit jusqu'au lever du jour.

Lorsque le gardien vint ouvrir les portes au petit matin, elle se glissa à côté de lui avec une démarche raide et s'éloigna dans la rue. Le pauvre homme était si abasourdi en reconnaissant le mannequin de la vitrine qu'il tomba à la renverse et se cogna le coude dans sa chute, ce qui l'empêcha de s'évanouir.

Dres

Dans son esprit encore immature, la dame de cire s'était dit que si elle était venue à la vie, son devoir était de se mêler aux autres habitants de ce monde et de faire tout ce qu'ils faisaient. Elle ne réalisait pas à quel point elle était différente des êtres de chair et de sang, ni qu'elle était le premier mannequin vivant ayant jamais existé, et encore moins qu'elle devait cette expérience unique à Tanko Mankie et son goût pour les mauvaises blagues. Son ignorance la rendait un peu trop sûre d'elle.

Il était tôt, le peu de monde qu'elle croisa marchait d'un pas pressé dans les rues, beaucoup se rendaient dans des bars ou des restaurants. Suivant leur exemple, elle entra dans un établissement et s'assit au comptoir sur un tabouret.

"Café et croissants !" entendit elle dire une jeune fille à côté d'elle..

"Café et croissants !" répéta le mannequin et elle fut servie aussitôt. Bien sûr, elle n'avait pas faim, étant essentiellement constituée de bois, elle n'avait nul besoin de nourriture, mais en voyant sa voisine porter la tasse de café à sa bouche pour le boire, elle voulut en faire autant, alors elle sentit le liquide chaud se déverser dans sa poitrine, lui faisant fondre ses lèvres de cire au passage. Elle trouva l'expérience si désagréable qu'elle se leva d'un bond et quitta le restaurant, sans prêter attention au serveur qui lui criait : "vingt cents, madame !" Non qu'elle eût l'intention de le flouer, mais la pauvre créature ignorait complètement ce qu'il voulait dire par "vingt cents, madame."

Dehors, elle tomba nez à nez avec l'étalagiste du magasin Floman. L'homme était un peu myope, il distingua néanmoins quelque chose de familier chez cette dame et ôta poliment son chapeau. La dame de cire ôta à son tour son chapeau, pensant que c'était l'usage, et l'homme s'enfuit avec une expression horrifiée.

Puis une femme lui toucha le bras en lui disant :

"Excusez moi, madame, mais l'étiquette de prix est toujours accrochée à votre robe."

"Je sais," répondit la dame de cire d'un ton saccadé, "elle était à vingt dollars mais elle a baissé à dix neuf dollars et quatre vingt dix huit cents."

Surprise par une telle indifférence, la femme continua son chemin. Des fiacres étaient stationnés le long du trottoir, apercevant le mannequin qui semblait hésiter, un cocher s'approcha d'elle et, en touchant le bord de sa casquette, lui demanda :

"Un fiacre, madame ?" 

Ne comprenant pas de quoi il s'agissait, elle répondit confusément :

"Heu, non, voyez vous, je suis en cire..."

"Ah." fit le cocher un peu désemparé, puis il s'éloigna en se retournant plusieurs fois sur elle.

"Votre journal !" s'écria un petit vendeur de journaux.

"Mon journal ?" demanda-t-elle.

"Bien sûr ! Le Chronicle, l'Enquirer, le Republic etc, lequel voulez vous ?"

"Pourquoi faire ?" demanda-t-elle innocemment.

"Pour lire les nouvelles, pardi."

Elle jeta un œil aux journaux et secoua la tête.

"Tout cela est confus et embrouillé," dit elle, "je crains bien ne pas savoir lire."

"Vous êtes jamais allée à l'école ?" demanda le garçon, intrigué.

"Non, c'est quoi l'école ?" demanda-t-elle.

Le garçon lui lança un regard indigné.

"Dites donc, qu'est ce que vous êtes bête !" lui cria-t-il avant de courir après des clients plus prometteurs.

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"Que voulait il voulait il dire ?" se demanda la pauvre dame, "suis je vraiment différente des autres ? Pourtant, je leur ressemble et j'essaie de faire comme eux, mais ce garçon a dit que j'étais bête, il doit trouver que je ne suis pas normale."

Cette idée l'effraya un peu, elle marcha jusqu'au coin de la rue où était stationné un tramway et vit des gens y monter, dans son désir de faire comme les autres, elle monta à son tour et s'assit dans un coin.

Le tramway se mit en route, quelques pâtés de maisons plus loin, un contrôleur s'approcha d'elle et lui dit :

"Billet, s'il vous plait !"

"Qu'est ce donc ?" demanda-t-elle naïvement.

"Votre billet !" répéta l'homme d'un ton impatient.

Elle le regarda en essayant de comprendre de quoi il parlait.

"Allez !" s'exclama le contrôleur, "ou vous payez ou vous descendez !"

Comme elle ne comprenait toujours pas, il l'attrapa brutalement par le bras pour la forcer à se lever, mais en sentant la rigidité de son membre, l'homme fut assez surpris. Il se baissa pour regarder son visage et en voyant qu'il était fait de cire au lieu de chair, il poussa un cri de peur, alors il sauta du tramway et s'enfuit en courant comme s'il avait vu un fantôme.

En voyant cela, les autres passagers se mirent à hurler et s'empressèrent de descendre aussi, croyant qu'il allait y avoir une collision, le conducteur, se doutant que quelque chose n'allait pas, suivit le mouvement. En voyant tout le monde s'enfuir, la dame de cire, sauta du véhicule à son tour, elle se retrouva devant un autre tramway qui arrivait à toute vitesse de la direction opposée.

Elle entendit les cris d'effroi et les avertissements, mais avant de réaliser le danger qu'elle courait, elle fut percutée violemment et trainée sur la moitié de la rue.

StreetcarLorsque le tramway se fut arrêté, un policier se baissa et la tira de dessous les roues. Sa robe était toute déchirée et maculée, son oreille gauche avait disparu et elle une partie de son crâne était défoncé, mais elle se remit tout de suite debout et demanda son chapeau. Un monsieur l'avait déjà ramassé, quand le policier le lui tendit, il remarqua le grand trou dans sa tête creuse, terrorisé, le pauvre homme se mit à trembler si fort que ses genoux s'entrechoquèrent.

"Mais... mais, madame, vous êtes morte !" balbutia-t-il.

"C'est quoi être morte ?" demanda la dame de cire.

Le policier frémit et essuya la sueur de son front.

"C'est ce que vous êtes : morte !" répondit il d'une voix rauque.

Attirée par la curiosité, une foule s'était rassemblée pour regarder la dame, quand un monsieur d'un certain âge s'écria :

"Hé, mais elle est en cire !"

"En cire ?" répéta le policier.

"Exactement, c'est un de ces mannequins qu'on voit dans les vitrines." déclara le monsieur d'un certain âge.

Les gens qui s'étaient rassemblés tout autour d'eux  s'écrièrent :

"Vous avez raison, c'est un mannequin !"

"Est ce vrai ?" demanda gravement le policier.

La dame de cire ne répondit pas, réalisant qu'elle avait des ennuis, les regards de la foule la mettaient dans l'embarras.

Un cireur de chaussures intervint alors :

"Vous vous trompez !" dit il, "un mannequin peut il parler ? Un mannequin peut il marcher ? Un mannequin peut il vivre ?"

"Silence !" chuchota le policier, "regardez !" il lui montra la tête trouée de la dame et le cireur de chaussures faillit se sentir mal.

1800s chicago police 1050x700Un autre policier arriva sur les lieux, après une brève discussion, il fut décidé d'emmener l'étrange créature au poste. Ils firent venir une calèche, aidèrent la dame de cire endommagée à monter dedans et l'emmenèrent au commissariat. Là, le policier l'enferma dans une cellule, puis il alla raconter cette histoire extraordinaire à l'inspecteur Mugg.

Ce dernier venait de manger un petit déjeuner frugale et n'était pas de très bonne humeur, il explosa de colère contre les policiers, les traitant d'idiots pour raconter de telles sornettes à un homme sensé, il les accusa même d'avoir bu.

Les policiers protestèrent, mais l'inspecteur refusa d'écouter, et tandis qu'ils se querellaient ainsi, Monsieur Floman, le propriétaire du grand magasin, entra comme une furie.

"J'exige qu'une dizaine de vos hommes viennent immédiatement, inspecteur !" s'écria-t-il.

"Pourquoi donc ?" demanda Mugg.

"Un de mes mannequins s'est échappé de mon magasin avec une robe à 19,98 dollars, un chapeau à 4,25 dollars et une paire de gants à 76 cents, j'exige que vous l'arrêtiez !"

Tandis qu'il reprenait son souffle, l'inspecteur le regarda avec étonnement.

"Est ce que tout le monde est devenu fou ?" demanda-t-il d'un ton sarcastique, "comment un mannequin pourrait il s'échapper ?"

"Je ne sais pas, mais il a réussi, quand le portier est venu ouvrir ce matin, il l'a vu s'enfuir."

"Pourquoi ne l'a-t-il pas arrêté ?" demanda Mugg.

"Il était trop effrayé. Ce mannequin a volé ma propriété, monsieur l'inspecteur, et je veux que vous l'arrêtiez !" déclara le propriétaire de magasin.

L'inspecteur réfléchit un moment puis il dit :

"Vous ne pourriez pas l'attaquer en justice, il n'y a aucune loi contre les mannequins voleurs."

Monsieur Floman soupira de contrariété.

"J'ai donc perdu cette robe de 19,98 dollars, ce chapeau de 4,25 dollars et..."

"Certainement pas," l'interrompit l'inspecteur Mugg, "la police de cette ville est dévolue à la défense de nos citoyens. Nous avons déjà arrêté cette dame de cire, elle est enfermée dans la cellule No 16, allez donc récupérer votre bien si vous le voulez, mais avant de la faire inculper de vol, il faudra trouver une loi qui s'applique aux mannequins."

"Tout ce que je veux," dit Monsieur Floma, "c'est récupérer cette robe à 19,98 dollars et..."

"C'est bon !" l'interrompit le policier, "je vais vous conduire à sa cellule."

Mais quand ils entrèrent dans la cellule No 16, ils ne trouvèrent qu'un mannequin sans vie étendu par terre, sa cire était craquelée de partout, sa tête était en mauvais état, quand à sa robe en promotion, elle était sale et déchirée. En effet, l'espiègle Tanko-Mankie était passé par là et avait soufflé à nouveau sur la pauvre dame de cire, mettant subitement fin à sa brève vie.

"C'est bien ce que je pensais," déclara l'inspecteur Mugg d'un air satisfait, "je savais que tout ceci n'était qu'une blague. Des fois, j'ai l'impression que le monde entier deviendrait fou s'il n'y avait d'hommes sensés comme moi pour le raisonner. Les mannequins sont faits de bois et de cire, rien de plus."

"Peut être," se dit en lui-même le policier, "mais celui là était bien vivant !"

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1Normalement, dans la mythologie Baumienne, les ryls sont des lutins affectés à la protection des plantes, mais apparemment, leur pouvoir peut s'étendre à d'autres domaines. Ici, Tanko-Mankie est un ryl jaune, dans "la vie du Père Noël", Baum mentionne les ryls noirs, bleus, verts, rouges et jaunes, chaque catégorie étant responsable d'une couleur de fleur particulière (NdT). 

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